Énergies renouvelables : le solaire sur terres agricoles suscite craintes et divisions
Le photovoltaïque sur terres agricoles, aussi appelé « agrivoltaïsme », est au menu de la discussion du projet de loi sur l’accélération des énergies renouvelables, qui démarre, le 2 novembre, au Sénat. Ce système est à l’origine d’inquiétudes grandissantes dans le monde de l’agriculture.
Assurer la production alimentaire tout en produisant une électricité à bas coût et sans impact carbone ? L’idée est séduisante en ces temps de crise énergétique et de nécessaire lutte contre les dérèglements climatiques. C’est le principe de l’agrivoltaïsme : installer des parcs de panneaux solaires sur des terres qui continuent à être cultivées ou broutées par des bêtes. Depuis une quinzaine d’années, des énergéticiens plus ou moins gros, de la start-up à des mastodontes comme TotalEnergies ou EDF, plus ou moins scrupuleux, se sont engouffrés dans la brèche.
Depuis, à vrai dire, que l’État a acté, au début des années 2000, que le développement de l’électricité renouvelable serait assuré par le privé. Le gouvernement Macron est fermement décidé à accélérer la progression de ces énergies, avec un projet de loi qui arrive en première lecture au Sénat le 2 novembre.
Mais ce développement du photovoltaïque sur les terres agricoles, qui n’est pas sans impact sur les écosystèmes, a pour résultat de nombreuses dérives et une grande confusion sur le terrain, où de multiples modèles économiques se font concurrence. C’est pour pallier les lacunes du cadre règlementaire actuel, tout en continuant à favoriser cette source d’énergie, que le sénateur du Nord Jean-Pierre Decool a initié une proposition de loi « en faveur du développement raisonné de l’agrivoltaïsme », votée le 20 octobre au Sénat.

« L’idée de ce texte est de marquer que l’agriculture reste l’activité principale, que l’agriculteur reste maître des lieux de la parcelle qu’il exploite », explique l’élu du groupe Les Indépendants (divers droite) à Mediapart, cherchant à déjouer la critique selon laquelle le développement de l’agrivoltaïsme serait une menace pour les terres nourricières, les transformant en lieux de production d’énergie. Il s’agit, dit la proposition de loi, de concilier cette production « avec l’activité agricole en gardant la priorité donnée à la production alimentaire ».
Dans la foulée du vote, le texte a été déposé comme amendement au projet de loi d’accélération des énergies renouvelables et sera donc au cœur des débats du Sénat la semaine prochaine.
La version initiale soumise par le gouvernement – qui a pour objectif de passer des 13 GW (gigawatts) actuellement produits chaque année par les renouvelables à 55 GW en 2028 – augmente les seuils de soumission des projets d’installation à évaluation environnementale, raccourcit les délais d’instruction des permis de construction, et liste des mesures pour favoriser l’éolien en mer ainsi que le photovoltaïque aux abords des routes, sur les parkings et les terrains dégradés.
Le projet de loi faisait l’impasse sur l’agrivoltaïsme, mais Emmanuel Macron avait promis en septembre que le secteur serait bien intégré à la nouvelle législation. « Je veux aussi qu’on puisse avancer sur l’agrivoltaïsme qui est un point très important pour notre agriculture », avait-il dit lors de son déplacement à Saint-Nazaire, annonçant les grandes lignes sur les renouvelables.
Problème : l’amendement déposé au Sénat, tout comme le développement tous azimuts du photovoltaïque ces dernières années, suscite de vives critiques dans le monde agricole. Y compris dans les rangs de ceux dont la voix est généralement très écoutée du côté de la majorité présidentielle.
C’est ainsi que le syndicat des Jeunes agriculteurs, organisation sœur de la Fédération nationale des syndicats des exploitants agricoles (FNSEA) avec laquelle il partage la majorité des sièges dans les chambres d’agriculture, est monté au créneau le mois dernier, demandant un moratoire sur le développement de l’agrivoltaïsme.
« La moitié de la population agricole part à la retraite dans les dix ans, nous explique Julien Rouger, membre du bureau national des Jeunes agriculteurs. Or le développement de l’agrivoltaïsme se fait au profit des exploitants qui approchent de la retraite et qui vont toucher ainsi un complément de revenus. Ils n’auront pas intérêt à vendre leurs terres, ce qui ne favorise pas l’installation des jeunes. »
Car pour installer leurs panneaux photovoltaïques, les sociétés productrices d’électricité louent les terres aux agriculteurs et agricultrices propriétaires. Et les prix peuvent être très variables. Dans certaines régions où la spéculation foncière joue à plein, et où les énergéticiens se pressent pour profiter d’un riche ensoleillement, la situation est devenue hors de contrôle.
Nous recevons plusieurs dizaines de dossiers par mois. Nous ne sommes pas armés pour traiter tout ça.
C’est le cas dans les Pyrénées orientales, où le loyer des terres agricoles pour l’installation des panneaux solaires varie entre 1 000… et 10 000 euros l’hectare. Soit un pactole bien supérieur aux subventions publiques déjà généreuses de la PAC (Politique agricole commune), où le cumul des différentes aides directes s’élève en moyenne à 244 euros par hectare.
« Nous sommes submergés de demandes, raconte Agathe Triaire, chargée de mission à la chambre d’agriculture des Pyrénées orientales. Agriculteurs et agricultrices sont sans cesse sollicités par les sociétés à la recherche de foncier, et nous recevons plusieurs dizaines de dossiers par mois. Nous ne sommes pas armés pour traiter tout ça. »
Ce développement anarchique entièrement aux mains du privé, dans un secteur agricole mal en point, la chargée de mission spécialisée dans les énergies renouvelables n’y est pas favorable. « Le photovoltaïque n’est pas mauvais en soi, mais il faut prendre le temps de le faire bien et de se le réapproprier. C’est à nous-mêmes et aux collectivités territoriales de structurer ce développement. On nous parle de bien commun ; or ce sont des sociétés privées qui investissent des zones agricoles… » Interrogé au sujet de la spéculation foncière que cela entraîne, le sénateur Jean-Pierre Decool assume : « Nous n’avons pas l’intention de légiférer sur les prix des loyers. »
Agathe Triaire pointe en outre le manque de « résultat solide » quant à l’impact des panneaux sur le rendements des cultures. « Dans les Pyrénées orientales, où ils sont installés à quelques mètres au-dessus des vignes, nous n’en sommes qu’à la deuxième vendange. Il est encore trop tôt pour conclure. Le contexte pousse à se presser. Mais on ne peut pas faire un tel déploiement en se pressant : sous les panneaux, il s’agit de production alimentaire ! »
Une électricité au coût de revient peu élevé
Julien Rouger, du syndicat des Jeunes agriculteurs, souligne également cette contradiction : « Le photovoltaïque au sol est peu coûteux. Mais faire passer, au nom d’un choix budgétaire, l’indépendance énergétique devant l’indépendance alimentaire, c’est non ! Il faut explorer davantage les autres voies où l’on pourrait développer le photovoltaïque. »
Directeur de développement d’une des entreprises du secteur, Photosol, Antoine Dubos fait valoir qu’une grande partie des toitures ne sont pas dimensionnées pour l’installation de panneaux. « Pour que la France atteigne ses objectifs d’énergies renouvelables, tout en limitant les impacts sur la biodiversité et les finances publiques, on ne pourra pas faire autrement que développer le photovoltaïque sur les terres agricoles », dit-il.
Sa société a monté – entre autres – 33 centrales photovoltaïques au sol depuis 2010, principalement sur les contreforts du Massif central. Une électricité au coût de revient peu élevé : un argument essentiel, selon lui, notamment depuis la crise énergétique exacerbée par la guerre russe en Ukraine.
Les dérives vont bon train cependant. Ainsi que le raconte une récente enquête de L’Empaillé, trimestriel indépendant diffusé en Occitanie, en certains endroits, des parcs de panneaux ont été installés sur des zones préalablement boisées. Dans l’Aude notamment, où un « parc solaire citoyen » a été réalisé après défrichement d’une pinède. En Aveyron, sur le causse Comtal, ce sont des zones riches de diversité florale qui sont menacées.
La proposition de loi votée par le Sénat ne traite nullement de ces problématiques. Elle se contente de poser un cadre, a minima, afin de donner une définition juridique à l’agrivoltaïsme. Si elle prévoit de rendre systématique l’avis d’une commission départementale (la CDPENAF) pour les permis de construire de parcs photovoltaïques, cet avis restera consultatif et ne sera en aucun cas bloquant.
Quant à la complémentarité entre culture, élevage et panneaux solaires, le texte part du principe que les panneaux solaires peuvent contribuer à « l’amélioration du potentiel et de l’impact agronomique » des parcelles, ou encore à leur « adaptation au changement climatique ». Une vision bien contestable.
« Si l’on veut de l’ombre sur les prairies pour les animaux, eh bien plantons des arbres !, proteste Julien Rouger. Un panneau n’apporte pas plus d’ombre qu’une haie, et ce n’est en aucun cas un refuge de biodiversité. » Même critique à gauche du monde syndical, du côté de la Confédération paysanne, qui demande carrément l’interdiction du photovoltaïque sur toutes les terres agricoles, naturelles et forestières : « Ces investissements au coût colossal relèvent d’une mal-adaptation au changement climatique, écrit le syndicat. Ils orientent les choix de production vers ce qui est compatible avec les panneaux, plutôt que vers ce qui est souhaitable agronomiquement. »
Mais c’est, au fond, une financiarisation du foncier agricole qui inquiète le plus le syndicat de gauche du monde paysan. « Les revenus issus du photovoltaïque sont une rente foncière, attachée à la qualité de propriétaire, et sont exemptés de cotisations sociales. […] L’agrivoltaïsme menace la transmission des fermes et l’installation. Il conduit à de la rétention foncière pour conserver la rente photovoltaïque », écrit la Confédération paysanne, à l’unisson, là aussi, avec son traditionnel adversaire, les Jeunes agriculteurs.
L’initiative sénatoriale, portée pourtant par plusieurs élus eux-mêmes agriculteurs, aurait-elle manqué son but en se mettant à dos une grande partie du monde agricole ? Pourquoi élus et gouvernement n’ont-ils pas privilégié le développement du photovoltaïque sur les toitures d’entreprises et autres surfaces commerciales ? Suite des débats mercredi 2 novembre, avec l’examen de l’ensemble du projet de loi sur l’accélération des énergies renouvelables.
